Échange avec Dominique Cardon

Teinture naturelle

Interview exclusive de Dr Dominique Cardon
Référent Mondial de la Teinture Naturelle

KER MER. D’où vient votre passion pour les couleurs ?

Dr Cardon. J’ai toujours aimé les couleurs, mais ma fascination pour la teinture naturelle est née lorsque j’enseignais à University College Dublin. Lors d’une visite à Donegal en Irlande du Nord, j’ai rencontré une designer qui apprenait le tissage à la main du tweed de Donegal dans un moulin à carder. C’est auprès d’elle que j’ai appris à tisser. Le tweed de Donegal est teint de manière naturelle grâce à des lichens, des ajoncs, de la mousse et des mûres qui proviennent des environs.

Plus tard j’ai été dans la forêt Amazonienne du Pérou où j’ai passé une année à faire des recherches sur les teintures naturelles avec les artisans locaux qui avaient recours aux cochenilles et à l’indigo. À mon retour en France j’avais acquis une grande expérience de ces techniques. C’est là où j’ai écrit mes premiers livres sur les teintures naturelles ; l’un pour les adultes (Les Vers du Rouge – Insectes tinctoriaux (Homoptera : Coccoidea) utilisés dans l’Ancien Monde au Moyen Âge, 1990) et un autre à l’attention des enfants (Guide des Teintures Naturelles – Couleurs de la Nature, Nature des couleurs, 1990).

KER MER. Pourquoi est-ce que les teintures naturelles ont-elles été remplacées par des teintures synthétiques ?

Dr. Cardon. Au XIXe siècle l’industrie du textile s’est considérablement développée. Il devenait difficile de se fournir en cochenilles et en indigo en trop grandes quantités. Dans les pays industrialisés les chimistes ont réalisé de grandes avancées dans l’élaboration de teintures synthétiques à base de charbon et de pétrole qui de plus étaient simples à réaliser bon marché, si ce n’est qu’elles ne permettaient pas d’obtenir un spectre chromatique complet. Avec le temps le processus a été amélioré de manière à provoquer une révolution culturelle ; aujourd’hui la teinture synthétique de masse a envahi l’univers des textiles mais également celui de l’alimentation, des cosmétiques. Tant et si bien que tout le monde considère que la couleur est quelque chose d’acquis !

KER MER. Quelles sont les principales différences entre une teinture synthétique et une teinture naturelle et végétale ? Est-ce que les couleurs issues d’un processus synthétique ont une palette plus variée, sont-elles plus intenses ou grand-teint ?

Dr. Cardon. C’est une question intéressante. Concernant la richesse de la palette, celle des teintures naturelles est certainement plus variée. Par exemple le Rouge de Garance comprend 16 molécules alors que les teintures synthétiques n’en comptent qu’une seule, quelque que soit la couleur. La profondeur et la complexité des teintures naturelles sont incomparables ; une teinture naturelle peut n’avoir aucun équivalent synthétique.

Quant au Grand-Teint, je peux vous dire que le fragment de châle datant de l’an 96 av. JC que j’ai trouvé lors d’une fouille sur le site Romain de Didymoi dans le désert Egyptien avait gardé intacts ses tons vifs ; un violet obtenu grâce à une teinture à la pourpre.

KER MER. Quel avenir pour les teintures naturelles dans le monde de la mode et du design ?

Dr. Cardon. Un brillant avenir je l’espère ! Il y a un intérêt grandissant pour les teintures naturelles non seulement dans le domaine du textile mais également dans celui des cosmétiques, de la coloration capillaire de l’agroalimentaire et des cosmétiques.

Cette tendance se dessine à travers les congrès internationaux récents tel que le « Naturally International Symposium/ Workshop on Natural Dyes » organisé par l’UNESCO tout comme au « Crafts Council on India » à Hyderabad en novembre 2006 où 700 participants de 60 pays ont participé. Parmi eux des maîtres teinturiers, des artisans, des scientifiques, des professionnels de diverses industries ainsi que des représentants gouvernementaux.

Je suis très optimiste de constater une énorme vague d’intérêt de la part de la Chine pour les teintures végétales. En mai 2019 je présiderai le première Biennale mondiale intitulée « Colorful World : Overview of Natural Dyes qui se tiendra au Musée National de la Soie dans le Hangzhou en Chine. J’ai baptisé cet événement BoND en espérant qu’il sera un lien entre les gens. Les gens aiment les belles couleurs, les recherchent et aiment les porter !

KER MER. Est-ce que vous percevez une tendance pour une meilleur pratique de la teinture ?

Dr. Cardon. Absolument. J’en suis convaincue et je vois venir ce mouvement. D’ailleurs cela se ressent notamment à travers des bureaux de style à l’instar de Li Edelkoort qui a récemment organisé dans son agence parisienne Trend Union un séminaire qui était consacré aux teintures naturelles. Le dernier numéro du magazine Bloom édité par l’agence Trend Union était également entièrement consacré aux teintures naturelles.

Il semblerait que la longue histoire d’amour entre les hommes et les couleurs que la nature pourvoie avec abondance s’apprête à entrer dans une nouvelle ère.

KER MER. Quelles seraient les arguments qui amèneraient le consommateur à faire des choix éthiques ?

Dr. Cardon. Globalement je constate une prise de conscience concernant la santé de notre planète, sa fragilité, notre éco-système et la nécessité pour une « économie verte ».

Nous avons besoin de faire des choix intelligents et informés. Nous devons également mettre en avant la fragilité des savoir-faire dans l’agriculture, la teinture et la création. Il faut se rappeler que la vie de beaucoup de personnes dépend de la teinture naturelle.

KER MER : Lors de la conférence INHA (Institut national d’histoire d’art), vous portiez un tailleur en laine dans une couleur particulièrement jolie : un jaune profond, entre le safran et le moutarde.

Dr. Cardon : Oui, lors de la conférence d’Hyderabad j’ai rencontré un artisan tibétain, qui avait tissé à la main et teint les tissus à partir de laines issues de son propre troupeau. J’ai demandé à l’acheter, il a donné un prix relativement élevé. J’ai payé sans essayer de négocier avec lui. Mes amis m’ont dit que j’étais ridicule, que j’aurais dû proposer un troc. Mais je suis restée ferme.

De retour en France, j’en ai fait un tailleur. C’est celui dont vous parlez, et qui a reçu de nombreux compliments. Cet artisan était de nouveau présent pendant la conférence de l’année suivante. Il m’a dit qu’il a failli abandonner son métier artisanal l’année précédente car il ne pouvait plus en vivre. Ma contribution financière l’avait convaincu de persévérer. Ces gens vivent dans des régions isolées du monde, et ils n’ont aucun moyen de faire connaître leur art à un large public, si ce n’est lors de conférences de ce genre.

Nous devons les aider à protéger leur savoir-faire.

Dans de nombreux coins du monde, les gens possèdent un savoir-faire unique et considérable sur les propriétés de couleur des espèces végétales indigènes et des espèces animales. Ce savoir-faire, transmis de génération en génération, est profondément lié aux arts, aux symboles, aux croyances de chaque culture ainsi qu’à un usage médical.

La plupart des procédures de teinture des plantes et des animaux est liée à la médecine. Ce savoir faire est en train de disparaître avec l’arrivée du mode de vie occidental, même dans les régions les plus isolées du monde. Et avec lui nous assistons à la disparition de la dernière génération de « trésors vivants » parmi lesquels les teinturiers traditionnels.

De nombreuses sources et processus uniques doivent être répertoriés de toute urgence avant qu’il ne soit trop tard. Il est aussi urgent pour nous de créer un système d’étiquetage plus clair afin d’éviter toute ambiguïté ou confusion concernant l’appellation « Teinture Naturelle » .

Nous avons besoin d’un symbole universel, compréhensible instantanément, et respecté à l’instar du label Woolmark, pour informer les consommateurs que le tissu a été teint de manière naturelle.

KER MER : Avez-vous un projet que vous rêvez de réaliser ?

Dr. Cardon : J’ai de la chance d’avoir pu réaliser beaucoup de mes rêves. La conférence d’hier soir à l’INHA au cours de laquelle j’ai fait un discours et échanger avec un public de jeunes étudiants d’art pleins d’enthousiasme et qui sont fascinés par les teintures naturelle à l’indigo de l’année 1750, est un rêve réalisé.

Mon rêve ultime serait de créer un paradis pour les teinturiers naturels !

Espérons que le symposium BOND de mai 2019 sera un grand pas dans cette direction!

Jean